Pièce nº Rey17701026
Type | Lettre |
Identifiant | Rey17701026 |
Date de composition | 1770-10-26 |
Certitude sur la date | haute |
Date de réception | / |
Expéditeur | Panckoucke, Charles-Joseph |
Destinataire | Rey, Marc Michel |
Lieu d'envoi | Paris |
Lieu de réception | Amsterdam |
Adresse | / |
Lieu de conservation | Liège, Bibliothèques de l’Université |
Cote | Fonds Weissenbruch, Farde 20.2 |
Cote (copie) | / |
Imprimé | / |
Edition | / |
Autographe | oui |
Signature | oui |
Renvois | / |
Incipit | L’objet de cette lettre sera très important |
Paris, 26 octobre 1770
Monsieur,
L’objet de cette lettre sera très important, je vous prie en la lisant d’y apporter toute votre attention.
Vous n’ignoréz pas que j’ai acquis il y a environ 18 mois avec M. Desaint 1 et un papetier de Paris nommé M. Chauchat 2 tous les droits et cuivres de l’Encyclopédie 3. M. Desaint et Chauchat ne firent cette acquisition parce qu’il crurent que le gouvernement permettroit la refonte de louvrage en supprimant les articles qui avoient pu deplaire nous sollicitames cette permission six mois de suite sans pouvoir l’obtenir4. Le gouvernement craignit de la part du clergé des difficultés plus grandes qu’en permettant la reimpression tacite de l’ouvrage tel qu’il existe. On permit donc la reimpression de l’ouvrage, M. Desaint et Chauchat dans la crainte de deplaire à des parens devots et livrés eux mêmes à des prejuges religieux ne voulurent pas y prendre interet. Je me vis obligé pour abreger les difficultés d’acheter leurs parts que je vendis ensuite à de nouveaux associés5.
On imprima les trois premiers volumes, on alloit les mettre en vente avec un volume de planches lorsque l’assemblée du clergé eut lieu. On [2] porta des plaintes au Roy6 les trois volumes furent mis à la Bastille7.
Comme la première edition fut saisie cinq à six fois nous ne fumes pas plus inquiets. Cependant pour éviter toute tracasserie à l’avenir et d’après de sages conseils que des magistrats même nous donnerent, on prit la resolution de faire imprimer au dehors, car la libre circulation dans les provinces n’a jamais été aretée elle n’a souffert d’obstacle que dans la capitale. Je fis donc un voyage à Geneve ; je pris des arangemens avec Mr Detournes et Cramer 8. Je fis faire des fontes9 icy tres considerables et au moment où ces fontes alloient partir, ou l’on se disposoit à imprimer j’apprend que le clergé de cette ville encore plus imbecile que le notre veut faire naitre des difficultés à l’execution de cette entreprise et que les troubles qui agitent Genève depuis longtems pouvoient encore y mettre des entraves10.
Je considere d’ailleurs que nous ne pouvons obtenir nos prisonniers11 sans argent, que ceux qui travaillent à obtenir leur elargissement demandent une somme assés considerable, car dans ces sortes de cas, c’est toujours de l’argent, Monsieur, qui tiré les malheureux d’embaras. Je considere encore que l’édition de Felice 12 paroit ou va paroitre, qu’il peut y avoir des corections bonnes et mauvaises dont il seroit possible de faire usage, que nous avons actuellement vingt hommes celebres13 occupés de nos Suplements 14, qu’on [3] pouroit tirer de tout cela un très grand parti en faisant quelques sacrifices. Rassemblant donc et combinant toutes ces idées, voici ce que je projette et ce que je vous propose
1° de sacrifier et mettre à la rame15 les trois volumes qui sont à la Bastille
2° de refondre l’ouvrage en entier16 en profitant des materiaux de tous nos suplements qui pourront fournir quatre à cinq volumes
3° de tirer cette édition d’abord à 2150 ex.
4° d’imprimer en meme tems des Suplements pour ceux qui ont l’ancienne édition à 4000 on a tiré de cette édition 4550 ex
5° M. Robinet 17 qui vous est connu et qui jouit icy de l’estime generale seroit l’editeur de la refonte nous l’avons choisi pour nos Suplements
6° cette refonte se feroit à Bouillon, residence de M. Robinet et de M. Rousseau 18 aujourdhuy associé d’un sixième à l’Encyclopedie par la cession que je lui en ai faite. Vous savés sans doute, Monsieur, que M. Rousseau jouit aujourdhuy de plus de 40 mille livres de rente pour ses journaux19 et qu’il a en outre en bien fonds une fortune très considérable. Vous jugés encore de quelle utilité il peut etre dans cette entreprise par les journaux et vous verrés comment M. Felice y sera incessamment traité20.
7° on annonceroit cette refonte pour les premiers jours de janvier et on y [4] dirait surtout que tout ce qu’il y aura de bon et d’utile dans l’edition de Felice et de Lucques y sera inséré etc
8° pour faire tomber à plat cette edition de Felice, on annonceroit que ceux qui ont souscrit seroient admis à souscire à notre édition et qu’on leur tiendroit compte de l’avance de douze livres sur la premiere livraison21.
9° les materiaux vous seroient renvoyés à Bouillon bien en ordre et sur l’exemplaire imprimé, l’édition se feroit à Amsterdam sous vos yeux ou de vos proposés.
10° je vous enverai de Paris les caracteres il y en a quatre milliers tout prets
11° on pouroit actuellement mettre en vente le premier volume de planches il est tout pret son execution est de toute beauté. Comme ces planches ont été très menagées et qu’elles sont retouchées au burin par d’habiles artistes j’ose vous assurer quelles sont superieures peut être à l’ancienne édition.
Voilà je pense, Monsieur, un très beau projet, plus sensé que celui de reimprimer l’ouvrage tel qu’il est. J’avoue que ces trois volumes imprimés sont pour les associés une perte d’environ 45 mille livres, mais ils peuvent le regagner aisement par cette refonte qui devant naturellement avoir plus de succés doit rendre plus de benefice.
Cette entreprise ayant lieu en Hollande, le public y aura la plus grande confiance. Tous les savans de l’Europe, toutes les Academies de France et étrangère s’empresseront de vous envoyer de bons matériaux il ne faudra [5] point se permettre aucune hardiesse impie qui puisse effrayer les magistrats, au contraire il faudra que tout l’ouvrage soit ecrit avec beaucoup de sagesse, de moderation, qu’il puisse meme meriter les encouragemens de votre gouvernement. L’Encyclopedie qui doit comprendre la science universelle sera toujours le premier livre et je ne doute nullement que nous ne fussions obligés aprés la premiere livraison de tirer au meme nombre qu’on a tiré la premiere édition.
Je vous ai exposé Monsieur, mon plan, je vais maintenant vous faire mes propositions.
Nous sommes actuellement six associés, trois à Paris22, M. Rousseau à Bouillon et M. Cramer et Detournes à Geneve, si on imprime pas dans cette derniere ville comme il paroit que cela n’aura pas lieu23 je rentre dans tous mes droits de ces deux sixieme et j’en puis disposer et les vendre comme bon me semblera. Telle est la loi et les traités. J’offre donc Monsieur de vous mettre en lieu et place de Mrs Cramer et Detourne, de faire avec vous le traité que j’ay fait avec eux et dont je joins icy copie. Si l’acquisition de ce tiers vous paroit un objet trop considerable comme en effet il peut l’etre, il faut interesser avec vous Mrs Arké 24, Merkus 25, Chatelain 26 ou tels autres libraires en particulier qui seront plus à votre convenance. C’est icy une affaire d’argent, de finance ou tout le monde peut s’interesser. Vous verés que sur une édition de deux mille27 il y a bien six cent mille livres net à gagner sans compter le benefice des Suplemens. [6]
Je desire que mes propositions vous agréent. Vous ne serez jamais entré dans une entreprise plus grande, ny plus profitable, j’aimerois beaucoup que M. Arké et Chatelain fussent associés, cela donneroit une grande consideration à l’entreprise. Vous avés la preponderance de tout le commerce de la librairie de la Hollande et du nord. La confiance seroit extreme dans des associés tels que vous et dont Felice trembleroit dans son galetas. Je suis persuadé qu’il faudroit tirer a quatre mille des que le premier volume auroit mis en ventea. Si vous n’agrées pas mes propositions, je vous en demande au moins le secret vous etes un galant homme en qui j’ai toute confiance. Si vous l’agrées nous pouvons terminer de loin comme de prés renvoyés moi le traité signé et sur le champ nous mettrons la main à l’ouvrage. Je vous expedierai les caractères vous annoncerés le premier volume et avant le mois de juin 1771, le 1er volume de Discours et le 2e de Planches sera en vente. Nous ferons de la terre le fossé28. Les premières rentrées qui seront tres considerables serviront à payer les frais d’impression et vos billets. Faites attention que le premier volume de planches tiré à mille est compris dans les frais de l’acquisition ainsy que les retouches du tome 2e et 3e.
Si vous parlés Monsieur de cette affaire à Mrs Chatelain ou Merkus ou tout autre je vous prie d’exiger d’eux également le secret.
J’ay l’honneur d’etre avec un sincère attachement / Monsieur / votre tres humble et / obeissant serviteur
Paris ce 26 8 bre 1770
Notes sur le manuscrit
a Comprendre : « dès que le premier volume sera mis en vente ».
Notes
1 Jean Desaint ou Dessaint (1692 ?- 1776), libraire à Paris qui travaille en association de 1740 à 1764 avec Charles Saillant qui a été son apprenti. Tous deux sont des correspondants de Rey.
3 Le 16 décembre 1768, Charles Joseph Panckoucke, Jean Desaint et Chauchat acquièrent les droits des futures éditions de l’Encyclopédie et les cuivres des illustrations à Le Breton et ses associés Michel-Antoine David et Antoine-Claude Briasson. Desaint informe Rey de ce projet de refonte de l’Encyclopédie dans la lettre du 18 février 1769 (Rey17690218).
4 Le chancelier Maupeou rejette la requête malgré l’appui du duc de Choiseul.
5 Le 26 juin 1770, les parts de Desaint et Chauchat sont vendus à Gabriel Cramer, Samuel de Tournes, tous deux genevois, Pierre Rousseau, directeur de la Société typographique de Bouillon, et deux parisiens, le notaire Lambot et un libraire nommé Brunet.
7 En février 1770, à la suite d’une accusation portée par l’assemblée générale du clergé français, 6.OOO exemplaires des trois premiers volumes sont saisis et enfermés à la Bastille.
8 Voir note 5.
9 Fonte : terme d’imprimerie qui désigne l’ensemble des caractères d’un même type, utilisé pour la composition d’un ouvrage.
10 La Vénérable Compagnie des pasteurs genevois dénonce le projet de réimpression de Cramer et de Tournes aux autorités de la ville.
11 Il s’agit des volumes de la réimpression embastillés.
12 En février 1769, Fortunato Bartolomeo de Felice (1723-1789), éditeur suisse d’origine italienne, projette lui-aussi une édition révisée de l’Encyclopédie. Le Prospectus paraît en avril 1769 dans le Journal helvétique. Le premier volume paraît en septembre 1770, le deuxième en décembre 1770.
13 Parmi ces collaborateurs rassemblés par Robinet citons d’Alembert pour la physique, Jean Bernouilli pour l’astronomie, Antoine Petit pour la médecine dans un projet plus scientifique que philosophique.
14 Un Avis de souscription pour les suppléments a été publié dans le Journal des Savants de Hollande d’octobre 1769. Le 12 avril 1771 par un acte appelé « l’acte de Bouillon », Panckoucke formalisera une nouvelle association destinée à imprimer ces Suppléments à l’Encyclopédie, le projet d’une refonte ayant été abandonné. Les Suppléments ne paraîtront qu’en 1776-1777, à Amsterdam chez Marc Michel Rey et à Paris.
15 « Mettre un livre à la rame » signifie vendre au poids les exemplaires d'un livre qui ne s'écoulent pas (Académie, 1798).
16 On voit que Panckoucke n’a toujours pas abandonné le projet d’une nouvelle édition refondue de l’Encyclopédie en dépit de ce qu’il disait dans l’Avis de souscription des Suppléments, paru en octobre 1769 dans le Journal des savants de Hollande.
17 Jean Baptiste Robinet (1735-1799) est un philosophe naturaliste, traducteur et collaborateur de plusieurs libraires de Hollande. Pour Rey, il travaille par exemple à l’établissement des tables du Journal des Savants. D’abord installé à Liège en 1765, il se rend à Bouillon où il devient un des associés de la Société typographique de Bouillon, fondée en 1768.
18 Pierre Rousseau, directeur de la Société typographique de Bouillon.
19 Plusieurs journaux sont édités à Bouillon : Journal encyclopédique depuis 1760, Gazette salutaire depuis 1761, Gazette des Gazettes ou Journal politique (depuis 1764) qui prend le titre de Journal politique en 1766.
20 On lit en effet dans le Journal encyclopédique daté du 1er novembre 1770 (p. 478-479) un article très critique envers les éditeurs de l’Encyclopédie d’Yverdon : « Non, on voit clairement que les auteurs et le rédacteur des articles de ce fameux dictionnaire ne se piquent point d’être philosophes, puisqu’ils cherchent à les insulter, après s’être sans doute enrichis de leurs dépouilles. […] Il est constant que M. Felice, qui s’est chargé de cette étonnante entreprise, quelque grand que soit le talent qu’on lui suppose, ne pourra jamais donner à cette édition tout la perfection dont elle peut être susceptible ».
21 Rey exprimait pourtant sa réticence envers cette proposition que Panckoucke souhaitait voir indiquer dès la publication des Avis de souscription : « cette demarche prouve l’acharnement que vous mettés a votre conduite ce qui ne doit point etre. », écrivait Rey le 31 août 1769 (Rey17690831). De fait, cette mention ne figure pas dans les Avis publiés dans le Journal des savants en octobre 1769.
22 Lambot, Brunet, Panckoucke.
23 Cramer réussira à se concilier les pasteurs de Genève en promettant d’épurer l’article « Genève » de d’Alembert et de supprimer tout ce qui offense le calvinisme dans les Suppléments.
24 Hans Kasper Arkstée (169.-177.) libraire à Amsterdam de 1740 à 1782 associé à son demi-frère Hendrick Merkus (17..-177.).
25 Hendrick Merkus (17..-177) libraire à Amsterdam de 1740 à 1782 associé à son demi-frère Hans Kasper Arkstée (169.-177.).
26 Henry Jedis Chatelain, libraire à Amsterdam de 1754 à 1771, fils de Zacharias II Chatelain.
27 2.000 exemplaires prévus pour l’édition refondue.
28 « On dit proverbialement, Faire de la terre le fossé, pour dire, se servir d'une partie d'une chose pour conserver ou pour payer l'autre. Il se dit aussi de ceux qui font des dettes pour en payer d'autres » (Académie, 1798).